Marcher sans tricher avec soi
De tous les piliers que j’ai choisi d’aborder dans ce livre, la sincérité n’est peut-être pas celui que l’on associerait spontanément à la spiritualité. On serait tenté d’évoquer plus facilement les thèmes de l’amour, de la paix intérieure ou de la compassion. C’est vrai que ces mots paraissent plus doux, plus enveloppants. Et pourtant, sans la sincérité, rien de tout cela n’est possible. Ou alors, ce ne sont que des façades, des idées creuses, des vêtements qu’on enfile alors qu’ils sont trop grands pour nous.
La sincérité est pour moi, un peu comme un point de départ. Ce n’est pas le thème avec lequel on se sent à l’aise à première vue, le thème le plus confortable, mais c’est le plus exigeant. Pour moi, c’est la condition qui permet à la pratique spirituelle de s’incarner véritablement. Sans sincérité, la spiritualité devient un mirage, une chimère, un peu comme une comédie qu’on finirait par jouer à soi-même. On peut apprendre à parler avec les bons mots, à s’asseoir en silence, à poser les bons gestes — mais si l’on n’est pas véritablement aligné intérieurement, si l’on continue à se mentir, même en chuchotant pour se rassurer… alors quelque chose sonne faux. Et ce « faux » finira tôt ou tard par se faire sentir… et nous rattraper
Je suis moi-même très loin d’être parfait et si je vous en parle, c’est que je sais ce que c’est pour l’avoir vécu. J’ai bien connu ces moments où j’avais le sentiment de faire tout comme dans le parfait manuel de « La Spiritualité pour les Nuls ». Je veux parler des lectures inspirantes, des rituels de purification, des méditations assises, debout, couché, des mantras à écouter au moins 108 fois. Oh, pour ça, ma pratique était régulière. Mais au fond, je sentais à l’intérieur de moi que je n’étais pas tout à fait là, complètement présent. Il y avait comme un décalage, comme un arrière-goût de triche. J’essayais de bien faire et de rester sur le bon chemin. Mais je n’étais pas tout à fait honnête avec moi-même. Plus je voulais y croire, plus je m’éloignais de ce qui est peut-être le cœur de toute démarche : oser me regarder en face.
La spiritualité ne naît pas toujours dans la lumière. Elle naît souvent dans une forme d’urgence. Une urgence de vivre, de comprendre, de traverser quelque chose qui nous dépasse. C’est un appel qui surgit quand la mort rôde, même en silence, quand le sens se dérobe, quand la souffrance vient frapper à la porte. Et là, on ne peut plus faire semblant. Ce n’est pas un jeu, ce n’est pas un luxe. C’est un besoin vital, qui se manifeste à la façon d’un appel profond qui pousse à revenir à soi. Alors on se dit : « je ne peux plus tricher ».
Quand tout commence : là où on en est
On s’imagine parfois qu’il faudrait avoir atteint un certain niveau avant d’oser entrer dans une démarche spirituelle, comme s’il fallait déjà être apaisé, centré, au moins avec un minimum de sagesse. On est dans l’attente du bon moment, de la lumière particulière qui nous tomberait dessus, d’un silence favorable. C’est comme si le chemin intérieur ne pouvait commencer que dans le calme ou la clarté.
Mais ce n’est pas vrai.
Le seul point de départ valable, c’est celui-là : l’état dans lequel vous êtes, là ici et maintenant, dans ce que vous traversez, ce que vous ressentez, ce que vous ne comprenez pas encore, ce que vous évitez aussi. C’est à cet instant, précisément, que ça commence !
La sincérité, ce n’est pas de se présenter avec la meilleure version de soi-même. Au contraire, c’est oser arriver avec ce qui est, avec votre colère, votre tristesse, votre confusion, votre agacement. Ces émotions qu’on juge parfois comme « peu spirituelles » sont en fait des appels, des portes d’entrée, des signaux vivants qui vous invitent à franchir le seuil.
J’ai appris, au fil du temps, que ce que je vis dans l’instant est souvent plus juste que ce que j’avais imaginé devoir vivre. L’image d’un moi idéal n’est qu’un mirage. L’émotion qui me traverse, aussi inconfortable soit-elle, a quelque chose de profondément vraie. Elle me dit où j’en suis. Elle me relie à mon humanité, à cette part de moi qui ressent, qui doute, qui cherche.
Je me dis souvent que les chats feraient de bons maîtres spirituels. Ils ne se posent pas toutes ces questions que l’on rumine sans cesse. Ils sont là, présents, entiers. Qu’ils soient calmes, joueurs, agacés ou fuyants, ils ne trichent pas. Ils vivent ce qu’ils ont à vivre. Ils ne font que répondre à la vie. J’admire leur simplicité d’être.
Et si c’était ça, au fond, la base de toute sincérité ?
Ne pas tricher avec ce qui est là.
Ne pas chercher à tout prix à vouloir « faire bien ».
Être ici et maintenant, même si c’est maladroit, même si ce n’est pas encore clair, même si ça dérange un peu.
La nature ne cherche pas à bien faire. Elle existe en tant que telle. Parfois elle est belle et parfois chaotique. Il y a les tempêtes et les floraisons. Il y a des phases de gel et de dégel, des hivers et des renaissances. Tout cela est naturel, sacré, même.
Pourquoi en serait-il autrement pour nous, humains ?
Ne plus chercher à bien faire
Il arrive que l’on tente, parfois sans s’en rendre compte, de tout faire pour renvoyer une image idéale de nous de celui ou celle qui cheminerait sans difficulté sur sa voie spirituelle. Cette image est discrète mais tenace : celle du bon pratiquant, celui qui médite chaque matin, qui garde son calme, qui prononce les bons mots, qui semble toujours en maîtrise de lui-même.
Pendant longtemps, j’ai cru qu’il fallait incarner cette image du pratiquant assidu, constant, inspiré. Je croyais que c’était le signe d’une spiritualité sérieuse, sincère, engagée. Je ne nie pas, bien entendu, la valeur d’une certaine forme de régularité. Il y a en effet quelque chose de profondément structurant dans les repères que l’on se donne pour revenir à soi.
Mais à un moment donné, cette rigueur peut figer l’ensemble du processus. La pratique prend la forme d’une routine plus que d’un élan. On fait les gestes sans les habiter véritablement. On médite parce qu’on s’y est engagé, on prie parce qu’on en a pris l’habitude. Finalement, on ne perçoit pas toujours que l’essentiel est en train de se dissoudre.
Pour ma part, c’est en relâchant cette pression que j’ai retrouvé un lien plus fort, plus authentique. J’ai cessé de croire qu’il fallait un cadre précis, un rituel formel, une posture imposée. Il m’est arrivé de méditer allongé sur mon canapé, dans un vrai silence, sans attente, sans intention particulière que celle d’être là. Parfois, ce sont dans ces moments les plus simples que je sens une réelle intensité.
Il ne s’agit pas de rejeter tous les apprentissages, mais de ne pas s’y enfermer. Ce n’est pas la forme qui donne sa valeur à la pratique, mais l’authenticité de la présence qu’on y engage. Cette présence ne se fabrique pas. Elle se retrouve, chaque fois, dans ce que l’on ressent réellement, au creux de l’espace qu’on a accepté d’ouvrir en soi.
Lorsque j’ai compris cela, j’ai arrêté de chercher à être un « bon pratiquant ». J’ai cessé d’attendre de moi une attitude exemplaire. J’ai alors commencé à simplement me rendre disponible, non pas pour bien faire, mais pour être vrai.
Et peut-être que c’est là, dans cet abandon discret des apparences, que la spiritualité devient la plus vivante : non plus comme un effort, mais comme un retour.
Quand le masque devient trop lourd
Il y a des moments où quelque chose commence à grincer, à l’intérieur. Ce n’est pas forcément visible de l’extérieur. Ce peut être un simple flottement, une fatigue discrète, une lassitude qui s’installe dans les gestes les plus anodins. Vous continuez à pratiquer. Vous méditez, vous priez, vous essayez de rester calme, aligné, centré. Vous prononcez les mots justes, vous cherchez à poser des silences à la bonne place. Et pourtant, une part de vous le sait : quelque chose sonne faux.
C’est souvent à ce moment-là qu’un masque invisible se fait sentir.
Ce masque, on ne l’a pas mis par malveillance. Il s’est installé tout doucement, presque naturellement, par souci de bien faire, par désir de cohérence, par fidélité à une certaine image de soi. On veut être à la hauteur. On veut incarner les enseignements que l’on a reçus. Mais à force de chercher à correspondre, on peut finir par s’éloigner. De soi, d’abord. Puis du lien vivant qui rend la pratique féconde.
Je sais ce que c’est que de porter ce masque. J’ai joué ce rôle, parfois inconsciemment. J’ai parlé de la Foi alors que je doutais. J’ai dit que je lâchais prise alors que tout en moi résistait. J’ai feint la paix alors que j’étais traversé par des colères sourdes. Ce n’était pas un mensonge volontaire. C’était une peur : la peur de décevoir, de remettre en cause tout un parcours, tout un équilibre.
Mais à force de maintenir cette façade, quelque chose s’épuise. Une tension s’installe. On devient étranger à soi-même, tout en continuant à faire « comme si ».
La sincérité, dans ces moments-là, n’est pas une évidence. Elle demande du courage. C’est le courage de dire : « Je ne suis plus en lien. Je suis fatigué. Je n’y crois plus comme avant. J’ai besoin de silence, pas de réponses ».
Et ce courage-là, il n’a rien de flamboyant. Il est humble, intime. Il surgit souvent quand tout vacille et qu’il n’est plus possible de continuer à tricher, même encore un peu. C’est alors qu’on peut ôter le masque. On le fait non pas pour s’effondrer, mais pour respirer à nouveau, pour revenir à soi, pour laisser tomber les rôles, même ceux qui nous ont longtemps portés.
Ce n’est pas la fin de la pratique. C’est, bien souvent, son vrai commencement.
Celui qui ne cherche plus à ressembler à quoi que ce soit. Celui qui n’a plus besoin d’être vu.
Celui qui commence dans le dépouillement, là où il ne reste plus que vous, face à vous-même.
C’est cela, la sincérité. Ce n’est pas un idéal à atteindre, mais un espace intérieur dans lequel vous n’avez plus besoin de jouer. Un lieu silencieux, fragile parfois, mais terriblement vivant.